Réflexions sur la notion d'art pompier.

 

 

« Jamais art n’a été aussi admiré que la peinture académique du 19ème siècle. » C’est par cette phrase que James Harding commence son ouvrage intitulé : « Artistes pompiers : french academic art in the 19th century ».[1] Or, cette assertion n’est vraie que si l’on se place dans le contexte contemporain de création de cette peinture. Les différents décrochages dans les musées de province, au cours des années 1950-1960 sont en effet la preuve d’une dévaluation de la production de cette période.[2] Ces décrochages pourraient d’ailleurs s’expliquer notamment par le goût marqué de la France pour la modernité et la tendance constante à partir du milieu du 20ème siècle à mépriser les non-avant-gardistes.

 

Il en va de même pour l’accueil mitigé réservé au Musée d’Orsay qui faisait la part belle à ce pan de la création dès son ouverture en 1986.[3] Si la polémique existe encore, bien que de manière plus ténue, autour de la qualité de certaines de ces œuvres et sur le talent de certains de ces artistes, c’est bel et bien la catégorie elle-même, ainsi que sa dénomination qui posent problème aujourd’hui. La conférence de Jacques Thuillier de Mars 1980 en est un exemple parfait, que ce soit dans son contenu, comme dans son intitulé. En effet, c’est à dessein que Jacques Thuillier pose la question suivante, qui se révèle doublement évocatrice : Peut-on parler d’une peinture « pompier » ?

 

Ainsi, d’une part, la forme interrogative indique immédiatement que l’on ne conçoit pas, dans le cadre de cette étude, l’art pompier en tant que production, ni en tant que corpus bien défini de peintures mais bien en tant que notion dont la pertinence reste à définir ; d’autre part le terme pompier est entouré de guillemets insistants sur l’absence de certitude quant à sa validité dans le cadre de travaux d’histoire de l’art. Or, comme l’explique Jacques Thuillier, l’usage d’une catégorie a pour but de « préparer le regard », ce sont donc des concepts qu’il est dangereux de manipuler pour plusieurs raisons : l’auteur stigmatise ainsi le danger de discourir sur les catégories plutôt que de s’intéresser aux œuvres, celui de voir des concepts, qui devraient être sujets à des questionnements perpétuels, se figer dans une sclérose néfaste aussi bien pour les œuvres que pour la réflexion dont elles sont l’origine, et enfin celui de voir un rapport trop fort s’installer entre l’étiquette que l’on va appliquer à un artiste ou à sa production et la perception que l’on aura de cet artiste ou de cette œuvre, résultant manifestement de cette catégorisation. Dans ce cadre il nous semble de fait fondamental de ne pas négliger l’influence de la dénomination avant de s’intéresser aux caractéristiques qu’elle synthétise. Et dans le cas de l’art pompier, le terme même cristallise de nombreuses questions : quelle est son origine ? Quelle en est la signification véritable ? Quel est son poids quant à la perception des œuvres et des artistes qu’il qualifie ?

 

Quant aux origines du terme, les différents ouvrages consultés fournissent une égale réponse qui est que nous ne la connaissons pas exactement. Ce que Jacques Thuillier nous propose d’en retenir est avant tout son homophonie avec la pompe, établissant ainsi un parallèle intéressant avec la representatio fastueuse de la haute société sous le Second Empire, période à laquelle la notion d’art pompier semble irrémédiablement liée. Cette homophonie est, de fait, particulièrement pertinente si l’on regarde du côté des historiens d’art étrangers. En effet, soit ils conservent le terme français, ainsi James Harding – Artistes pompiers : french academic art in the 19th century – soit ils utilisent celui de pompeux, ainsi Hans Jürgen écrit-il dans son dictionnaire un article intitulé : « Das Pompöse Zeitalter : zwischen Biedermeier und jugendstil ».[4] De fait, il est absolument fondamental dans la remise en question de la notion d’art pompier de garder en tête que cette notion semble à l’heure actuelle intraduisible. De plus, l’on apprend que la dénomination de cette catégorie est selon toute probabilité le fruit d’une boutade de rapins qui prendrait son origine soit dans les casques des tableaux historiques, rappelant notamment les casques de pompier des années 1830, soit dans le fait que les pompiers étaient perçus à l’époque comme des hommes frustrés de ne pouvoir porter l’uniforme militaire – dans une période où l’uniforme était un symbole social particulièrement fort et apprécié – et dont l’amour pour leur tenue confinait, dans l’imaginaire populaire, au ridicule. Née d’une plaisanterie, la notion d’art pompier semble cependant connaître un regain d’utilisation dans les années 1970, soit dans la décennie qui suit les nombreux décrochages dans les musées de province.[5] Notons à ce sujet l’exposition de Hampstead : Art pompier : anti-impressionism en 1974, l’article de Connaissance des Arts de Juin 1974 qui apparaissait sur la manchette sous le titre : « Les Pompiers : brusque flambée des prix. » ou encore en 1975, à Bordeaux cette fois, une exposition des réserves du musée qui portait le titre : Pompiérisme et peinture équivoque.[6] On ne peut d’ailleurs s’empêcher de noter que la notion est utilisée avec une valeur péjorative évidente que ce soit en l’opposant au sacro-saint mouvement impressionniste, ou par l’intermédiaire d’un jeu de mot douteux ou encore en accolant l’adjectif équivoque au titre de l’exposition.[7]

 

A la différence de ces ouvrages, Jacques Thuillier oriente sa réflexion dans une perspective plus proche de l’histoire de l’histoire de l’art, à la recherche notamment d’une légitimité d’un concept en vogue, lors de sa conférence de 1980 – n’oublions pas à ce propos que le Musée d’Orsay ouvre en 1986, soit deux ans après la publication de cette conférence ce qui souligne bien évidemment l’actualité brûlante de la prise de parole de Jacques Thuillier. Depuis lors, l’on a vu que peu de sommes publiées ainsi signalons le texte de Louis-Marie Lécharny en 1998.[8] Notons que, la quasi absence, de publications à ce sujet – hors monographies d’artistes – est symptomatique de la difficulté de définir avec pertinence un corpus lorsque l’on travaille sur l’art pompier. Il n’est pas non plus innocent que Louis-Marie Lécharny ne soit pas historien d’art mais issu de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris : d’une part l’art pompier ne peut se désolidariser de l’histoire de l’institution – comme nous le prouve d’ailleurs la première partie de son ouvrage qui s’intitule : « La tradition académique » – dont   Louis-Marie Lécharny est diplômé, et d’autre part n’y aurait-t-il pas là une tentative de réhabilitation d’une tradition dont l’auteur lui-même serait le fruit ? Il exprime d’ailleurs lui aussi la difficulté de définir véritablement l’art pompier qui désigne selon lui, tour à tour : « une thématique, un style daté qui évolue lui-même avec le temps, une situation, un jugement de valeur, une insulte, la désignation imagée d’un style artistique apprécié. »[9]

 

Ces quelques repères étant posés, il nous faut étudier la notion dans ce qu’elle a de problématique. Outre les questions liées à l’origine du mot ainsi qu’à sa pertinence que nous avons déjà abordées, mais sur lesquelles nous reviendrons, c’est bel et bien la question du corpus et donc de la chronologie à donner à cette production qu’il nous faudra poser. Cette question du corpus nous mènera donc à nous interroger sur la notion d’art national et sur sa pertinence ainsi que sur l’influence de l’identité dans la perception d’une catégorie en histoire de l’art. Par le biais de ces questionnements sur la perception il nous faudra aussi étudier l’action du temps sur celle-ci et replacer l’art pompier face à sa réception et à sa récupération politique, avant de conclure en interrogeant les utilisations contemporaines de l’adjectif « pompier ».

 

L’origine de l’appellation, nous l’avons vu, est une plaisanterie, cependant ce n’est pas un cas isolé dans l’histoire de l’art. Que ce soit le cubisme ou l’impressionnisme ou encore le fauvisme, les « ismes », dont les historiens d’art sont friands, sont souvent nés d’une critique négative ou d’une raillerie puis se sont vus réapproprier par les chercheurs pour catégoriser une production type. Il est aussi arrivé que certains termes voient leur sens évoluer, ainsi quand on qualifiait Ingres de gothique, Lapauze explique qu’on entendait alors par gothique un « réalisme pris dans la nature » à l’opposé de l’école davidienne.[10] Il s’agit du même terme qui caractérise aujourd’hui la production d’une période donnée du moyen-âge en Europe, mais son acception a changé. Or le rôle du temps sur les mots et leur usage est primordial dans le cadre de travaux sur les catégories en histoire de l’art. Cependant, si certains mouvements dont le nom provient d’une plaisanterie ont vu cette dernière devenir elle-même sujet de moquerie, ce n’est pas toujours le cas et nous ne pouvons que constater que s’agissant de la peinture « pompier », le caractère méprisant de l’intitulé est encore de nos jours assez prégnant comme l’écrit Jacques Thuillier : « Si le mot parvenait au point où il n’ait plus aucune nuance péjorative ni aucun contenu polémique (ce qui n’est pas encore le cas), il pourrait finir par désigner toute la production internationale de ce temps. »[11] Certes le Musée d’Orsay, ouvert entre temps, a remis sur le devant de la scène de nombreux peintres oubliés, mais outre les critiques lors de l’ouverture, on ne peut nier que les œuvres phares du musée sont principalement les œuvres impressionnistes, et que nombres d’œuvres académiques sont encore dépréciés par une grande partie du public qui ne semble accepter de découvrir ces peintres que dans le cadre d’expositions monographiques, telle celle sur Bastien-Lepage en 2007.

 

Selon François Derivery, c’est la structure très minimaliste d’Orsay qui exclue les parallélismes en cloisonnant les œuvres par catégorie ou par artiste.[12] A ce sujet, notons la proposition de Werner Hoffmann lors d’un colloque encore inédit, organisé par le Musée d’Orsay et l’Ecole du Louvre en Septembre 2007, qui proposait pour le Musée d’Orsay des salles nucléaires dans lesquelles cohabiteraient autour d’un noyau, d’une œuvre forte, différentes productions qui lui sont liées soit stylistiquement soit chronologiquement afin de faire « éclater la carcasse des styles ». Une telle proposition serait peut-être bénéfique dans le cadre de la peinture dite pompier puisqu’elle en permettrait le décloisonnement et qu’elle refuserait d’enfermer certaines œuvres dans une catégorie qui ne leur correspond pas et dont les contours sont mal définis. Notons par ailleurs que Werner Hoffmann a employé pour qualifier la production du 19ème siècle le terme d’ « hétéroclitisme », qu’il tire des textes de Baudelaire en partant de la citation suivante : « Le Beau est toujours bizarre. »[13] Ce terme pourrait être une nouvelle clé de lecture quant à la création de la deuxième moitié du siècle tout comme l’autre proposition de Werner Hoffmann qui est celle de « l’Allégorie réelle ». Ainsi, il apparaît que la signification même du terme utilisé pose problème, ce qui pousse d’ailleurs Jacques Thuillier à penser que son utilisation pourrait disparaître et à insister à plusieurs reprises sur l’invalidité de son usage voire de sa provenance : « Ce terme s’est introduit dans l’histoire de l’art par l’escalier de service, c’est-à-dire l’argot des ateliers. » ou encore : « Le mot est au départ un sarcasme : la polémique disparue, il peut s’évanouir. »[14]

 

Laissons de côté le terme pour interroger à présent le corpus, et la chronologie qu’il est sensé définir. Car c’est bien là le véritable enjeu de la catégorisation, permettre de savoir de quoi on parle précisément lorsqu’on parle d’art pompier. Alors que la simple étude de l’emploi du mot et de sa signification posait déjà de nombreuses questions, celle du corpus est encore plus problématique. Pour nous en convaincre notons la chronologie proposée par différents auteurs : James Harding nous parle de la peinture académique en France au 19ème siècle, mais, sa traductrice croit bon de redéfinir la chronologie et traduit le titre par : « la peinture académique en France de 1830 à 1880 » – une fois de plus la manie qu’ont les traducteurs français de changer les titres des ouvrages qu’ils traduisent saute aux yeux ! – Jacques Thuillier situe quant à lui le « pompiérisme » entre 1863 et 1914, Louis-Marie Lécharny reste assez flou écrivant : « Le qualificatif de « pompier » s’applique donc à définir l’art des Salons de la seconde moitié du 19ème siècle. ». Mais notons aussi que Georges Isarlo qualifie l’Ecole d’Athènes de Raphaël de peinture pompier en 1966, appliquant le terme à la période du 16ème siècle italien ![15] Ainsi, si, à l’exception de la provocation de Georges Isarlo, il semble clair que la période définie se situe dans la seconde moitié du 19ème siècle, sa détermination chronologique reste approximative ce qui n’est cependant rien en comparaison du corpus d’artistes et d’œuvres que l’on insère dans cette catégorie.

 

Outres les grands noms qui sont étroitement liés à cette tendance, tels que Jean-Paul Laurens, Jean-Léon Gérôme, Léon Bonnat, Louis-Ernest Meissonier ou encore William Bouguereau, gravitent autour de ces derniers un nombre incalculable de petits maîtres ou de peintres spécialisés, le très préhistorien Cormon, les très militaires Detaille et Alphonse de Neuville ou encore le très barbare Luminais. Or voici un premier accroc à ce corpus, son extraordinaire potentiel de sous-catégorisation. Il y a les peintures militaires, le naturalisme de salon des Lhermitte et Bastien-Lepage, les grandes machines pompéiennes de Gérôme, les nus de Jules Lefebvre… Tant de sous-catégories qui forment une mosaïque qui semble trop complexe et trop variée pour appartenir à la même grande notion. Cependant il apparaît évident que l’éclatement de la notion en une multitude de sous-groupes tendraient à la perte de sens totale de la catégorie originelle qui induit une forme de courant général commun à ces pièces aux sujets divergents. Outre ce problème de l’explosion du corpus en une multitude de corpus, il en existe un autre qui consiste en l’absence d’une véritable définition de ce corpus d’œuvres. Ainsi, Moreau a-t-il longtemps été considéré comme un artiste pompier avant d’être réhabilité par la rhétorique surréaliste de Breton ou de Dali dont les efforts cumulés vont contribuer à faire de Moreau un artiste à part, une sorte d’avant-garde à lui tout seul.[16]

 

Notons par ailleurs que si l’on parle d’art « pompier »,  on ne parle finalement jamais que de peinture ! Comme si dans une sorte d’assimilation du signifiant et du signifié, à force d’associer le qualificatif de pompier aux grandes machines historiques de la seconde moitié du 19ème siècle, peinture pompier était devenue synonyme d’art pompier, excluant ainsi la sculpture de cette catégorie. Une telle vampirisation d’un terme par un autre est encore symptomatique d’une certaine hiérarchie des arts et pose un véritable problème que Jacques Thuillier contourne habilement en parlant de « peinture « pompier » » mais que Louis-Marie Lécharny lui ne parvient pas éviter en intitulant son ouvrage « L’Art pompier » mais en ne parlant que de peinture. En effet, il semble véritablement plus juste de parler de peinture pompier, la sculpture ayant déjà fort à faire avec le terme d’éclectisme ! Mais le corpus, et de par le fait le concept même, deviennent véritablement bancals si l’on s’intéresse à la nationalité des peintres.

 

Le constat que fait Jacques Thuillier est édifiant, la peinture « pompier » en tant que concept catégoriel ne traite que de la peinture française ! Or que dire d’un peintre comme Matejko, qui, s’il est considéré comme l’un des grands maîtres du siècle en Pologne, n’en est pas moins un représentant d’une peinture « pompier » qui se doit d’être conçue comme un mouvement européen voire international. L’analyse de Jacques Thuillier à ce sujet est tout à fait pertinente, si la France peut se targuer d’avoir, dans la même période de production des artistes « avant-gardistes » ce n’est pas le cas de bon nombre de pays limitrophes dont les « pompiers » sont les plus dignes représentants de la classe artistique. Par ailleurs, la course aux avant-gardes initiée au 19ème siècle s’applique tout particulièrement à la France, l’art « pompier » devenant alors le contre exemple parfait de cette production. Ainsi, si les étrangers n’hésitent pas à qualifier notre art académique de pompier, ils rechignent à le faire avec le leur et des textes tels que celui de James Harding, voire en France, tels que celui de Louis-Marie Lécharny, en sont la preuve. Cependant, cette francisation du mouvement, que Jacques Thuillier déplore, peut s’expliquer de deux façons : d’une part, par la prégnance de l’Académie sur les arts en France au 19ème siècle et peut-être encore plus dans la période couverte par l’art « pompier » et d’autre part, par la volonté de critiquer l’art officiel du Second Empire et par là-même le régime politique de Napoléon III, dont on a dit beaucoup de choses fausses par ailleurs et qui reste une période trouble et particulièrement complexe de l’histoire de France.[17] Le concept est d’autant plus confus qu’il touche à la notion d’art national, ainsi, quand James Harding aborde dans son ouvrage la peinture académique en France cite-t-il un peintre allemand tel qu’Adolf Schreyer qui n’étudia jamais à l’Académie en France et ne fit que quelques salons où il n’eut que peu de succès, ou  présente-t-il des artistes nés en France, d’autres nés à l’étranger et exposant en France, sans jamais aborder la problématique des nationalités. A ce sujet, il serait tentant de reprendre l’intitulé de la conférence de Jacques Thuillier et de le reformuler ainsi : peut-on parler d’une peinture « pompier » internationale ?

 

Ce problème de la « nationalité » de l’art pompier nous a notamment mené vers la question de la valeur perçue d’un œuvre tel que celui de Matejko, selon que l’on soit (ou que l’on se sente) historien d’art polonais ou que l’on soit (ou que l’on se sente) historien d’art français. C’est donc bien des questionnements autour de la valeur accordée à une œuvre qui sont en jeu lorsque l’on s’intéresse à la peinture « pompier ». Et cette valeur accordée est fonction du temps et de l’espace. En ce qui concerne l’espace, nous l’avons vu, il s’agit de l’espace géographique et politique dont l’artiste et l’historien sont issus, c'est-à-dire la question de la nationalité voire dans certains cas, et, c’est ce qui rend l’étude de cette période problématique, du nationalisme, car on ne peut considérer que la mise en avant de l’œuvre de Matejko en Pologne n’est pas mâtiné d’un certain nationalisme (et non patriotisme qui serait anachronique dans le cadre d’une étude sur le 19ème siècle.) Quant au temps nous l’avons vu, son action est variée : la peinture « pompier » portée aux nues au 19ème siècle est ensuite jetée aux oubliettes dans les années 1950 avant de ressortir progressivement des réserves dans les années 1970 et de se voir même offrir de nombreuses salles du Musée emblématique du 19ème siècle en France, en 1986. Par ailleurs, des conférences comme celles de Jacques Thuillier ou des travaux comme ceux de Louis-Marie Lécharny contribuent d’autant plus à la visibilité de ce pan indéfini de la production du 19ème siècle. Mais le revers de la médaille serait selon Jacques Thuillier, que cette redécouverte modifie de manière trop radicale le système de valeur inhérent à l’histoire de l’art du 19ème siècle. Système bien évidemment multiforme, que ce soit par la comparaison avec les avant-gardes ou par celle d’artistes mineurs avec les grandes figures de l’art pompier.

 

Si la réaction des conservateurs des années 1950 peut paraître démesurée, il faut prendre garde à ne pas tomber dans l’effet inverse et vouloir comparer une production telle que la peinture académique à l’impressionnisme ou au réalisme social de Courbet. C’est bien là aussi l’un des enjeux de cet objet en ce sens qu’il est très facile de taxer de révisionnistes ceux qui veulent s’attacher à redéfinir véritablement ce que serait l’art pompier. En effet, toute étude comparative mènerait le chercheur à constater que contrairement à une idée reçue qui fait de la peinture pompier un art de propagande gouvernementale, c’est bel et bien chez ces peintres que l’on montre la révolution sociale et son implication dans l’Histoire. Comme le souligne Jacques Thuillier, non sans éviter une saine provocation : « Et lors de l’affaire Dreyfus, c’est Degas qui fait figure d’antisémite obstiné, c’est Debat-Ponsan qui peint et expose La Vérité sortant du puits, détestable peinture, il est vrai, mais manifeste irrécusable. […] Or la révolution sociale ne se fait pas à La Grenouillère, ni en écoutant frissonner les peupliers des bords de l’Epte. »[18] Ainsi, il est parfaitement erroné de vouloir faire coïncider révolution picturale et révolution sociale – il suffit pour s’en convaincre de voir le socialisme d’un peintre comme Alfred Roll, ou l’hommage rendu par Meissonier à la résistance de 1870 dans sa Barricade. Or c’est un écueil que les historiens d’art n’ont pu éviter pendant longtemps. Ainsi la notion d’art pompier touche-t-elle aussi à des problèmes politiques dont la complexité n’autorise pas les conclusions hâtives qui ont pu être tirées et qui voudraient qu’un artiste académique soit conservateur.

 

Aujourd’hui, le débat reste ouvert quant à la pertinence terminologique de l’appellation art pompier et comme nous l’avons vu, les deux termes de cette équation semblent sujets à caution : art, alors qu’on ne parle que de peinture, pompier, alors que le mot ne désigne ni une école, ni un corpus clair et défini. Il est cependant singulier de voir aujourd’hui que le terme s’affranchit de son utilisation réservée à l’histoire de l’art pour s’étendre notamment au domaine musical, ainsi certains groupes de musique contemporaine aux mélodies ampoulées et grandiloquentes se sont-ils vu taxer de l’adjectif pompier par des critiques musicaux. Ce genre d’utilisation entraîne néanmoins une perversion du sens premier du terme puisque pompier n’est pas synonyme d’un courant véritable mais plus d’un objet pompeux, prétentieux, dans une sorte d’imprégnation de la signification même du terme par l’homophonie entre pompier et pompe.

 

Quant à savoir quel est l’avenir de l’emploi du terme et de fait celui de la catégorie en elle-même, le débat reste ouvert. Selon Jacques Thuillier, il existe deux possibilités, soit, le caractère péjoratif de la dénomination reste ancré à l’objet d’étude et alors le terme sera toujours usité mais en tant que terme historique plus qu’en tant que concept, soit il s’en débarrasse et, alors seulement, pourra-t-on peut-être passer à une nouvelle appellation en adéquation plus étroite avec l’objet en soi ou allant plus loin encore, le terme sera conservé pour désigner l’ensemble de « la production internationale de ce temps »[19]. Signalons cependant, qu’il juge cette catégorie comme trop vaste et ne permettant pas de définir véritablement un objet d’étude pertinent, à la différence de Louis-Marie Lécharny qui le préfère au terme d’éclectisme en cela qu’il embrasse un plus grand corpus et que ses limites sont beaucoup plus larges voire lâches.[20] Il apparaît donc prématuré de mettre totalement de côté cette terminologie mais aux vues des différents problèmes posés par ce concept, il semble évident qu’une étude de fonds véritable est nécessaire afin d’apporter des solutions aux questions liées à la sémantique, au corpus, aux notions d’art national et au rôle de l’histoire dans la constitution d’une catégorie d’histoire de l’art et de répondre, enfin, à la question posée, avec justesse, par Jacques Thuillier : « Peut-on parler de peinture « pompier » ? ».

Si vous souhaitez un complément d'information.

 



[1] Harding, James, Les Peintres Pompiers : la peinture académique en France de 1830 à 1880, trad. Nadine Chaptal, Flammarion, Paris, 1980.

[2] Thuillier, Jacques, Peut-on parler d’une peinture « pompier » ? ,  Conférence au Collège de France, Mars 1980, PUF, 1984.

[3] Derivery, François, « A propos de l’art pompier », Ligeia : dossiers sur l’art, n°9-10, 1991, p. 84-100.

[4] Thuillier, Jacques, Op. Cit.

[5] Idem.

[6] Ibid.

[7] A propos de calembours, notons celui de Gérôme rapporté par Louis-Marie Lécharny : « Il est plus facile d’être incendiaire que pompier. »

[8] Lécharny, Louis-Marie, L’Art Pompier, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1998.

[9] Idem.

[10] Lapauze, Henry, Ingres, sa vie & son œuvre (1780-1867) : d'après des documents inédits / ouvrage illustré de 400 reproductions, dont 11 en héliogravure, Georges Petit, Paris, 1911.

[11] Thuillier, Jacques, Op. Cit.

[12] Derivery, François, Op. Cit.

[13] Baudelaire, CharlesEcrits sur l’art, Le Livre de Poche, Edition présentée et annotée par Francis Moulinat, Paris, 1999.

[14] Jacques, Thuillier, Op. Cit.

[15] Idem.

[16] Thuillier, Jacques, Op. Cit.

[17] Plessis, Alain, De la fête impériale au mur des fédérés, 1852-1871, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, Tome 9, Points Histoire, Editions du Seuil, Paris, 1979.

[18] Thuillier, Jacques, Op. Cit.

[19] Thuillier, Jacques, Op. Cit.

[20] Lécharny, Louis-Marie, Op. Cit.

 

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